[Un appel du Comité national pour la défense des droits des chômeurs (CNDDC) a rassemblé des milliers (plus de dix mille personnes, selon certains) de personnes sur la place de la mairie dans le centre de Ouargla, dans le sud de l’Algérie le 14 Mars 2013. Malgré les accusations du régime selon lesquelles Tahar Belabbès (le coordinateur national du CNDDC ) a “comploté contre l’intégrité de son pays” avec l’aide du Qatar et des autres pouvoirs étrangers, Belabbès a insisté sur le « caractère national et pacifique » des revendications des chômeurs, lesquels demandent des emplois et le développement égal des régions du sud du pays. Cette manifestation fait suite à une série d`actions contestataires - comprenant sit-ins, émeutes et tentatives d`immolation- qui signalent une nouvelle vague de mobilisation en 2013. ]
La récente manifestation des chômeurs d’Ouargla, en Algérie, nous interpelle sur la complexité et sur l’impérieuse nécessité d’une politique de promotion des emplois vraiment efficace. La « priorité à l’emploi » est certes « affichée » par la plupart des gouvernements du Sud comme du Nord de la planète, mais peu d’entre eux disposent d’une réelle stratégie de création des emplois adaptée à la demande.
Cette manifestation d’Ouargla se produit alors que les ébullitions du « Monde arabe », démarrées en janvier 2011, sont loin de s’atténuer, ébullitions qui ont pour cause majeure, le chômage de masse (même s’il y a aussi d’autres causes à ces incendies). Nous parlons d’ « ébullitions » pour éviter le qualificatif qui fait polémique de « Printemps arabe ». Ce chômage massif est particulièrement fort pour les plus jeunes qui n’arrivent pas à entrer sur le marché du travail. Partout dans cette vingtaine de pays du Sud de la Méditerranée (classés « région arabe »), les jeunes en âge de travailler, dont beaucoup sont « diplômés », et massivement à la recherche d’emploi, sont pour la plupart condamnés à « bricoler » dans les occupations du secteur dit « informel » ; une toute petite minorité arrive à s’exiler « légalement » pour trouver ailleurs du travail. Les plus aventureux n’hésitent pas à braver les mers, les déserts. Ils sont, parce que « clandestins », sous la menace de la loi pénale (« double peine » : rejetés par les marchés du travail inexistants ou bien étroits chez eux, et se heurtant aux murs, au sens propre et figuré, des marchés du travail des pays industrialisés du Nord) ; lorsqu’ils ne meurent pas dans le désert ou en mer. Partout les politiques de l’emploi sont bien incapables de modifier ce triste tableau de notre monde actuel.
Cette manifestation d’Ouargla est remarquable certes par l’ampleur du mouvement, mais surtout par la maturité de son management. Il a ainsi su éviter le piège que l’on a voulu lui tendre, qu’elle aurait été manipulée par « une main de l’étranger », visant à porter atteinte à l’unité nationale. Vieille rengaine, supercherie bien connue, même s’il faut aussi se méfier de l’angélisme en matière de relations internationales …
Mais surtout, le collectif de chômeurs d’Ouargla semble bien conscient que les solutions sérieuses à leur légitime revendication prendront du temps. Ils ne réclament pas « la lune », mais demandent à être associés à la solution même de leur problème. On peut certes améliorer la gestion administrative du chômage, mieux surveiller les quelques embauches, éviter les népotismes et les trafics autour de ces minces embauches. Mais le problème de l’emploi, vu son ampleur, nécessite une bien autre approche. En effet la question fondamentale de l’emploi passe par sa création à hauteur des demandes, et doit trouver une réponse articulée à différents niveaux d’intervention. Plus explicitement, il y a des actions que l’on peut et doit mener au niveau local, d’autres au niveau national, et enfin aussi au niveau international ; surtout au moment où se déploient plus intensément la « mondialisation de l’économie » et la « globalisation » de la production de biens et de services, généralement peu soucieuses de promouvoir l’emploi (à l’heure du triomphe de la cupidité – Joseph Stiglitz – et de la « financiarisation de l’économie »)[1].
A l’occasion du 50ème anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, j’ai écrit un article pour El Watan afin de tirer un enseignement des politiques réellement pratiquées, durant le demi-siècle passé, face à ce problème central de nos sociétés. Pour affronter ce défi, d’abord dans les « années 70 », c’est au travers de l’industrialisation et du secteur public que l’on escomptait trouver des réponses ; puis à partir des années 80, avec les « Infitah » et les programmes dits d’ajustements structurels (les PAS), on a courtisé et misé tout sur les investissements directs à l’étranger (IDE) des multinationales pour régler la question de l’emploi. Les deux types de politiques ont également échoué, parce qu’on s’en est trop remit à des firmes étrangères dans un premier temps, à travers la la pratique généralisée des contrats dits « clés ou produits en mains » dans le cadre de la coopération industrielle ; et dans un deuxième temps, on a trop attendu, et continuons d’attendre trop, des IDE. Dans les deux cas, la question de la « capacité nationale à réaliser », condition sine qua non d’un « développement autocentré », n’a pas été directement abordée, soit par méconnaissance des conditions d’une réelle politique de l’emploi, soit parce que la construction d’une économie « autocentrée » visant l’intérêt général se heurte trop à de puissants intérêts catégoriels ou particuliers.
La question de l’emploi est complexe. Elle est certes une question sociale dans la mesure où chaque famille a besoin d’une source de revenus (le plus souvent provenant du travail) pour alimenter le budget familial, mais c’est de plus en plus une question économique, surtout avec les révolutions technologiques et l’instauration d’une nouvelle économie, « l’économie de la connaissance ». Autrement dit le « traitement social du chômage » au travers des dispositifs de transferts d’argent, de « saupoudrages » de subventions, au travers des institutions type « Agence d’emploi » et « Caisses d’allocations de chômage », toutes utiles qu’elles puissent être, sont parfaitement inopérants, ou ne peuvent constituer que des baumes pour calmer la douleur, des « solutions d’attente » tant l’ampleur de la demande est grande. Cela est surtout le cas de nos économies du Sud de la Méditerranée qui ont une croissance « extravertie ». Chacun comprendra aisément que même si les fruits de la croissance étaient mieux répartis (partout dans le monde la justice sociale a beaucoup de pain sur la planche devant la montée des inégalités), la croissance en elle-même n’arriverait pas à suivre qualitativement et quantitativement la demande. Il convient de viser une toute autre économie, et une croissance économique de « qualité » ; c’est à dire qui puisse offrir des emplois qualifiés, à l’ère de « l’économie de la connaissance », et qui puisse être « tirée » par le plus grand nombre d’acteurs pour que se produise « l’effet d’entraînement » et le « multiplicateur d’emplois ». Dans le cas Algérien, cela veut dire sortir d’une croissance tirée seulement ou pour l’essentiel par l’exportation de pétrole.
Mais cette « extraversion » de la croissance économique, comme disent les économistes, est le lot commun de toutes les économies du Sud de la Méditerranée : croissance tirée par des exportations brutes de matières premières ou de services type tourisme qui procurent des rentrées en argent, qui peuvent même être considérables, mais qui n’engendrent pas une économie dont la dynamique est « autocentrée » et suffisamment créatrice d’emplois qualifiés durables. L’économie tunisienne par exemple a connu une honorable croissance économique, surtout tirée par « l’exportation » du soleil (tourisme), malgré des efforts de diversification de PME ces dernières décennies. Mais « l’effet d’entraînement » n’a pas été suffisant en termes de création d’emplois surtout qualifiés pour une majorité de jeunes diplômés. Cet effet d’entraînement, faute d’ « industrialisation en profondeur » ne s’est produit ni en Égypte ni en Algérie, deux pays où les tentatives d’industrialisation ont été les plus poussées. Depuis les « Infitah », l’appel systématique aux IDE n’a pas eu d’impact sur l’emploi, les multinationales étant surtout préoccupées par de rapides « retours sur investissement » et se souciant peu de créer des emplois durables.
Qu’entend-t-on par modèle de croissance « extravertie » ? Récemment en tournée en Algérie, Christine Lagarde, directrice du FMI, rappelait ce défaut de la cuirasse algérienne dont tout un chacun connaît la structure : le pétrole qui tire la croissance avec une contribution de 98% à l’ensemble des exportations, avec un rôle également prédominant dans la formation du PIB (autour de 50%), mais qui n’engendre qu’un petit 2% d’emplois directs. C’est bien que cette réalité, que l’on ressasse depuis plusieurs décennies, soit proclamée aujourd’hui par la plus haute institution financière internationale. Je me permets d’insister sur le rôle assigné aux hydrocarbures, et la réappropriation comme « bien public national » de cette richesse minérale. Faut-il le rappeler, cette réappropriation par la nation algérienne a nécessité une prolongation de la guerre de Libération d’au moins une année supplémentaire. Soyons clairs, cette richesse naturelle est une chance pour le pays ! Mais dans cette stratégie globale du développement de février 1966, l’exploitation-exportation des hydrocarbures est un moyen (« du pétrole pour un plan » a-t-on écrit), et non une fin en soi. C’était un moyen notamment pour soutenir et permettre « une industrialisation en profondeur », c`est-à-dire un moyen de créer les fondations d’une économie dont la dynamique « autocentrée » aurait été tirée par des acteurs, des femmes et des hommes, formés sur une grande échelle à la modernité, grâce à un « nouvel appareil de formation ». Sur le plan politique, elle permettait que la fondation d’une économie productive (agriculture, industrie) soit soutenue par « une juste répartition des revenus », à commencer par une création d’emplois à hauteur des besoins en qualité et en quantité que réclamaient les nouvelles générations (voir ces 4 objectifs stratégiques dans la SGD de février 1966).
Comment réussir un cercle vertueux de création et redistribution des revenus ? Dans un essai[2] paru récemment, qui retrace le fil conducteur de mes souvenirs professionnels (1963-1980), je rappelle cette stratégie de développement de 1966 centrée sur la problématique de la création des emplois. En conclusion, je reviens sur les bouleversements internes et externes qui nous ont secoué, et me demande si, 50 ans après, il y à encore quelque enseignement à tirer de cette bien ancienne Stratégie de Développement. Je pense, même si cela peut paraître une grande « utopie », qu’il est indispensable de rassembler, malgré leurs divisons, les pays du Maghreb et du Sahel, autour de « grands projets communs de valorisation des matières premières ». Des grands projets à bâtir ensemble, chacun apportant peu ou prou un peu de ses propres potentialités à valoriser, au sein de projets communs de développement durable (réhabilitation de la Méditerranée et du Sahara), au sein d’une stratégie commune entre pays ayant des niveaux de développement relativement comparables, et surtout des intérêts communs. C’est je crois l’unique solution pour fonder de nouvelles économies productives autour de cette double question de « sécurité alimentaire » et d’emplois à créer par et pour du personnel qualifié. C’est la seule parade face aux vents contraires internes et externes si puissants actuellement !
[1] Dans les années 1970, l’OIT a initié un « Programme Mondial de l’Emploi », et dans les années 2000, le BIT a plaidé pour un « decent work », un emploi décent pour chacun dans le monde. A l’heure de la mondialisation dévoyée par le triomphe de la « financiarisation de l’économie », il serait bien utile que ces initiatives voient leurs moyens d’actions considérablement renforcés, par exemple dans le cadre des projets de restructuration du système des Nations Unies (voir les propositions de Sir Stern).
[2] Ourabah, Mahmoud. Premiers pas. Souvenirs autour d’un projet de développement de l’Algérie 1963-1980, Edition l’Harmattan, Paris, mars 2012.